ASHTÂVAKRA SAMHITÂ
Présentation par Alain Porte :
Les deux interlocuteurs en présence dans l’Ashtâvakra Samhitâ (Les
paroles du Huit-Fois-Difforme) sont le roi Janaka, fréquent patronyme de
souverains illustres, et le jeune adolescent Ashtâvakra, le
Huit-fois-difforme.
Dans ce tête-à-tête, où le premier, loin des fastes de sa Cour,
cherche auprès du second réponse à des questions essentielles,
surgissent des sujets familiers à la tradition indienne : la
Connaissance, la Libération, l’émancipation du Désir.
Ce dialogue n’est pas une convention littéraire destinée à structurer
un enseignement pour le transmettre. Il n’y a pas de dramaturgie
particulière qui régirait deux personnages affectés de deux destins
singuliers. Il n’y a pas de mise en scène qui manipulerait l’épiphanie
progressive de la Vérité, avec en guise de point d’orgue, le coup de
théâtre ultime de la Révélation.
« La forme de ton être est conscience », affirme Ashtâvakra, dès le troisième shloka (verset) du premier chapitre.
L’échange entre les deux protagonistes, entre le jeune Maître d’un
jour et son prestigieux Disciple, cet échange est une plongée dans
l’océan de l’Être. Toute argutie dialectique est donc par là même noyée
dans un espace intérieur sans limites, d’où les paroles émergent comme
des vagues surgies de la conscience pour s’y résorber aussitôt.
Ce dialogue est un texte classique du monisme védantique. Sa date
de composition est inconnue. On conjecture, non sans vraisemblance,
qu’il se situe entre le IVe et le VIIe siècle de notre ère.
Les lecteurs de la littérature sanskrite ont fort à propos noté
que les deux personnages du roi Janaka et du précoce Ashtâvakra
figuraient dans l’épopée du Mahâbhârata, «
La Grande Histoire du Monde » dans la culture indienne, dont la
rédaction se situerait entre le IVe siècle avant notre ère et le IVe
siècle après notre ère. C’est pourquoi il nous a semblé utile de
traduire cet extrait en ouverture du volume.
Dans le Vanaparvan (« La Forêt »), la troisième des dix-huit parties
que comporte le poème, un récit nous apprend l’essentiel de l’enfance
d’Ashtâvakra et de sa rencontre avec le roi Janaka.
À la suite d’une malheureuse partie de dés perdue par le Pândava
Yudhishthira, lui-même, ses quatre frères (Arjuna, Bhîma, Nakula et
Sahadeva) ainsi que leur épouse commune, Draupadî, ont été condamnés à
un exil de douze ans dans la forêt. Cette longue pénitence dans les bois
donne lieu à maintes péripéties secondaires, à des rencontres avec des
anachorètes. L’un d’entre eux, Lomasha, explique à Yudhishthira pourquoi
la rivière qui coule à leurs pieds a reçu le nom de Samangâ :
L’intégrité-de-ses-membres. Elle avait jadis été le lieu d’un prodige.
C’est dans cette eau miraculeuse, en effet, que Kahoda, le père de
Huit-fois-difforme (Ashtâvakra), avait prié son fils de s’immerger pour
abolir la malédiction qu’il avait lancée contre son enfant de neuf mois,
alors encore dans le ventre de sa mère, et qui l’avait fait naître
estropié, huit-fois-difforme. C’est en se baignant dans l’eau de la
rivière, qui fut nommée pour cela : Samangâ, qu’Ashtâvakra avait
recouvré toute sa stature, la pleine intégrité de son corps.
Demeure une question :
pourquoi difforme huit fois ?
La pensée indienne aime à semer en toute chose de petites lumières de
sens, comme si tout ce qui était confié au fleuve de la vie méritait
une parcelle de flamme, pour être à l’unisson de ce qu’est le cosmos, à
travers l’image de Shiva Natarâjâ (Shiva, le roi-des-danseurs),
c’est-à-dire, une danse de feu.
Il nous est revenu à l’esprit une parole du dieu Krishna à l’adresse de son ami Arjuna (Bhagavad-Gîtâ, VII, 4-5) : «Terre, Eau, Feu, Air, Éther, Pensée, Conscience et sens du Moi, telles sont les huit divisions de ma Nature.»
Affirmation aussitôt suivie par : «Elle est manifestée, mais sache
que je possède une autre nature, non manifestée, incarnée dans l’être
vivant : c’est elle qui soutient le monde.»
À la lumière du jeune Ashtâvakra, le huit-fois-difforme, physiquement
affligé de déformations à quelques jours à peine de sa naissance dans
le monde des hommes, on pourrait dire que naître, s’incarner dans un
corps, serait déjà comme être «défiguré» par les apparences, divisé,
morcelé, et donc intrinsèquement dés-uni.
Là où Krishna se contente d’énoncer les composants de toute nature
humaine, sans l’assortir d’un jugement, Ashtâvakra ajouterait l’éclat
d’un presque-sarcasme : posséder une forme, c’est déjà être difforme,
c’est naufrager dans la dualité consubstantielle à la nature du monde,
c’est, dès l’origine, une désintégration. Telle est la vie. Or, comme on
le sait, le berceau des formes manifestées, c’est l’Être, l’Un sans
second, cette «autre nature, non manifestée, incarnée dans l’être
vivant» qu’évoque Krishna. Cette nature est sans commencement ni fin ;
la pensée ne peut la concevoir ; la parole ne peut l’exprimer. Elle est
immuable, au-delà de l’espace et du temps.
Ainsi pourraient se rejoindre la fable du Mahâbhârata et la «métaphysique» de la Bhagavad-Gîtâ. Ce ne serait pas contradictoire avec l’esprit d’analogie intarissable qui anime la conscience indienne.
L’eau de la Conscience Une permettrait la réconciliation de toutes les parties de «l’âme», tout comme la rivière Samangâ, L’intégrité-de-ses-membres, avait rendu au corps déformé d’Ashtâvakra sa perfection naturelle.
A. P.
Il existe de très nombreuses éditions de l’Ashtâvakra Samhitâ. Nous
nous sommes basés sur celle éditée par le Swami Nityaswarûpânanda,
publiée par l’Advaita Ashrama, Calcutta, quatrième édition, Avril 1975.
SOURCE : http://www.lyber-eclat.net/lyber/samhita/paroles.html
À PARTIR DE MERCREDI, JE VOUS PRÉSENTERAI CETTE TRADUCTION, ACTE PAR ACTE (SOIT ICI DURANT 20 MERCREDIS), MÊME S'IL NE S'AGIT PAS D'UNE DRAMATURGIE, À PARTIR DESQUELS NOUS POURRONS ÉCHANGER ET FAIRE LE LIEN AVEC LA PRAJNAPARAMITA ET AUTRES ENSEIGNEMENTS BOUDDHIQUES QUI ONT SUCCÉDÉ, DES VUES DE LA TRADITION BOUDDHIQUE INDO-TIBETAINE, CAR AMENÉE AU TIBET PAR PADMASAMBHAVA, LE PRÉCIEUX MAÎTRE NÉ DU LOTUS, DANS LE LAC DANAKOSHA EN INDE, DEVENU GOUROU RINPOCHE AU TIBET OÙ IL A LAISSÉ DE NOMBREUX DISCIPLES DONT LA DÉTENTRICE PRINCIPALE DE SA LIGNÉE QU'EST YESHÉ TSOYAL. D'où l'importance à mon humble sens de vous présenter ce texte, doublement évocateur, lorsqu'il s'agit, avec la SEP comme support ou moyen habile, de reconnaître ce Huit Fois Difforme et de le relier au cheminement de réalisation de l’Éveil amené par Padmasambavha à ses 25 disciples tibétains et tous les maître et étudiants à leur suite, dont votre humble servante autant qu'elle puisse s'en montrer digne.
Puissiez vous tous être bien, puissiez vous tous être heureux, quelles que soient les circonstances.
ACTE 1 DES PAROLES DU HUIT FOIS DIFFORME